La question de la décolonialité a été abordée le 2 juillet 2025 au Centre culturel Andrée Blouin, lors des « assises décoloniales » organisées à l’occasion du centenaire de naissance de Patrice Emery Lumumba, premier Premier ministre de la République démocratique du Congo. L’activité s’est tenue sous forme d’ateliers d’arpentage autour de l’ouvrage « Pensée politique de Patrice Lumumba » de Jean Van Lierbe, et a permis d’analyser des pistes de solutions pour la décolonisation politique, économique et culturelle de l’Afrique. Conçue, animée et facilitée par Pascal Muteba Manyi, Program Manager du Centre culturel Andrée Blouin, cette rencontre a posé les bases d’une réflexion collective. Le présent article revient sur les principales conclusions de ces assises.
De la décolonisation politique.
En décembre 1960, alors qu’il était en prison, Lumumba prévenait ceci : « si nous ne faisons pas attention, nous risquons de tomber dans un néocolonialisme qui serait aussi dangereux que le colonialisme que nous avons enterré le 30 juin dernier. » Ceci nous pousse à comprendre que la souveraineté ne se limite pas à organiser des élections ou à copier les constitutions occidentales. Elle signifie la capacité des peuples à décider pour eux-mêmes, à contrôler leurs ressources et à imposer leurs choix.
Or, l’Afrique reste sous influence. Les décisions stratégiques de nombreux pays continuent de se négocier sous la pression d’intérêts extérieurs, souvent au détriment des populations. L’exemple du deal USA-Congo en est le plus probant.
Dans une perspective matérialiste, la souveraineté politique ne peut s’affirmer qu’adossée à une base sociale forte : syndicats, mouvements paysans, organisations étudiantes. Amílcar Cabral le rappelait : « La libération nationale est un acte de culture » (Cabral, 1979). Autrement dit, sans implication populaire, il n’y a pas de véritable souveraineté.
De la décolonisation culturelle.
La culture est une arme, disait Cabral. C’est pourquoi la domination la plus insidieuse est culturelle. Elle s’exprime dans les langues de travail, dans les manuels scolaires qui minimisent les résistances africaines, ou dans l’injonction à adopter des modèles esthétiques et sociaux occidentaux.
Ngugi wa Thiong’o, dans Décoloniser l’esprit (1986), montre comment la langue peut devenir un outil de domination. La marginalisation des langues africaines affaiblit la confiance des peuples en leur propre culture et produit une élite coupée de ses racines.
« Nous sommes des Africains et nous voulons le rester. Nous avons notre philosophie, nos mœurs, nos traditions qui sont aussi nobles que celles des autres nations. Les abandonner purement et simplement pour embrasser celles d’autres peuples, c’est nous dépersonnaliser », disait Patrice Emery Lumumba. Dans cette optique, décoloniser culturellement, c’est :
- Revaloriser les langues africaines dans l’éducation et les médias.
- Enseigner l’histoire des résistances locales (comme celles de Kimpa Vita, Samory Touré ou Funmilayo Ransome-Kuti).
- Considérer la création artistique africaine comme universelle, et non pas comme « folklore ».
De la décolonisation économique.
L’économie reste le terrain central de la domination. Aujourd’hui encore, l’Afrique exporte majoritairement des matières premières brutes (pétrole, minerais, cacao) et importe des produits transformés à forte valeur ajoutée. Walter Rodney, dans How Europe Underdeveloped Africa (1972), démontrait déjà que cette structure héritée du colonialisme maintient l’Afrique dans une position périphérique.
Un exemple frappant est celui du cobalt congolais, indispensable aux batteries des voitures électriques. Selon Amnesty International (2023), son extraction repose souvent sur un travail précaire et dangereux, tandis que la plus-value est captée par des multinationales.
C’est au regard de cette réalité de Patrice Emery Lumumba faisait savoir que « … ces puissances européennes ne veulent avoir de sympathies que pour des dirigeants africains qui sont à leur remorque et qui trompent leur peuple. Certaines de ces puissances ne conçoivent leur présence au Congo ou en Afrique que dans la mesure où ils savent exploiter au maximum leurs richesses par le truchement de quelques dirigeants corrompus ».
Thomas Sankara, dans ses discours (1983-1987), insistait : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas qu’on s’apitoie sur son sort. » L’économie africaine ne pourra se libérer qu’en rompant avec la logique d’endettement et de dépendance structurelle.
Pour conclure, les « assises décoloniales » organisées le 2 juillet 2025 ont rappelé une vérité : la décolonisation n’est pas achevée. Elle n’est pas un moment du passé, mais une tâche du présent. Lumumba disait en 1960 : « L’indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. » Ce pas reste à prolonger.
Derrière les grands concepts – politique, économie, culture – il y a des vies. Décoloniser, ce n’est pas seulement une théorie. C’est rendre justice à ces existences concrètes. C’est permettre à chaque Africain de vivre dignement de son travail, d’apprendre sans complexe, de créer sans dépendre de subventions extérieures.
La décolonisation, dans une approche panafricaniste et matérialiste, n’est pas une option intellectuelle. C’est une nécessité vitale, politique, économique et culturelle. Elle ne viendra pas d’en haut, ni d’ailleurs. Elle ne pourra être que l’œuvre des peuples africains eux-mêmes, organisés et conscients de leur puissance. Car l’histoire nous a appris une chose : la liberté n’est jamais donnée. Elle se conquiert.
Pascal Muteba Manyi
